43
Hazel
Sur le dos d’Arion, Hazel avait le sentiment que rien ni personne ne pouvait l’arrêter, qu’elle avait une maîtrise parfaite des choses ainsi qu’une grande puissance – la combinaison idéale entre l’être humain et le cheval. Elle se demanda si c’était ce que ressentaient les centaures.
Les capitaines de bateau de Seward l’avaient avertie que le Hubbard était à trois cents miles nautiques, et que le voyage serait difficile et dangereux, mais Arion s’en jouait comme d’un rien. Il rasait l’eau à la vitesse du son, et la vapeur que créaient ses sabots protégeait Hazel du froid. À pied, elle n’aurait jamais été aussi courageuse. À cheval, elle était impatiente d’aller au combat.
Frank et Percy n’avaient pas l’air aussi heureux. Lorsque Hazel jeta un coup d’œil en arrière, elle vit qu’ils serraient les dents et que leurs yeux roulaient dans leurs orbites. Frank avait les joues qui ballottaient. Percy, assis derrière lui, se raccrochait à grand-peine et luttait pour ne pas glisser de l’arrière-train de l’étalon. Hazel espéra qu’il ne tomberait pas ; à la vitesse où fonçait Arion, elle pourrait mettre cinquante ou cent kilomètres à s’en apercevoir.
Comme une flèche, ils traversèrent des détroits gelés, longèrent des fjords bleus et des falaises d’où tombaient des chutes d’eau. Une baleine à bosse affleura et Arion sauta par-dessus son dos, affolant une bande de phoques qui se prélassaient sur un iceberg.
En quelques minutes à peine, leur sembla-t-il, ils atteignirent une baie toute en longueur. L’eau y avait une consistance de copeaux de glace pris dans un sirop bleu et poisseux. Arion s’arrêta sur une dalle de glace turquoise.
À huit cents mètres se dressait le Hubbard. Même Hazel, qui avait déjà vu des glaciers, fut estomaquée par le spectacle qu’il offrait : des montagnes mauves aux cimes enneigées s’étiraient de part et d’autre, ceinturées de nuages cotonneux. Dans une immense vallée, entre les deux plus grands monts, un mur de glace déchiqueté montait de la mer et emplissait toute la gorge. Le glacier était bleu et blanc strié de noir, ce qui le faisait ressembler à un tas de neige sale laissé sur le trottoir après le passage d’un chasse-neige, mais quatre millions de fois plus grand.
Dès qu’Arion s’arrêta, Hazel sentit la température chuter. La glace dégageait des vagues de froid, faisant de la baie le plus grand frigo du monde. Le plus étrange, c’était le bruit : comme un grondement de tonnerre qui montait de l’eau.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Frank en montrant les nuages au-dessus du glacier. Il va y avoir une tempête ?
— Non, dit Hazel. C’est la glace qui craque et qui bouge. Des millions de tonnes de glace.
— Tu veux dire que ce truc se disloque ?
Comme pour répondre à Frank, un pan de glace se détacha silencieusement du flanc du Hubbard et s’écrasa dans l’océan, soulevant des gerbes d’eau et de débris de plusieurs mètres de haut. Une fraction de seconde plus tard, le son leur parvint : un grondement presque aussi fracassant qu’Arion franchissant le mur du son.
— C’est impossible de s’approcher de ce truc ! s’écria Frank.
— Bien obligés, dit Percy. Le géant est en haut.
Arion hennit doucement.
— Bon sang, Hazel, reprit Percy, tu peux dire à ton cheval de surveiller son langage ?
— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Hazel, qui se retenait de rire.
— Sans les gros mots ? Il a dit qu’il pouvait nous porter là-haut.
— Je croyais qu’il pouvait pas voler, ce cheval ! objecta Frank avec incrédulité.
Cette fois-ci Arion hennit si furieusement que même Hazel comprit qu’il jurait.
— Je me suis fait coller pour moins que ça, mec, dit Percy. Hazel, il te promet que tu verras de quoi il est capable dès que tu lui donneras tes instructions.
— Bon… ben accrochez-vous, les garçons, prévint Hazel d’une voix tendue. Arion, quand tu veux !
Le cheval partit vers le glacier telle une fusée folle, fonçant dans la neige fondue comme s’il voulait défier la montagne de glace.
L’air rafraîchit encore. Les craquements retentissaient de plus en plus fort. À mesure qu’Arion s’approchait du glacier, celui-ci devenait de plus en plus imposant et Hazel, qui essayait de le voir dans sa totalité, en avait le tournis. Les flancs du Hubbard étaient parcourus de fissures et de grottes et hérissés çà et là de saillies tranchantes comme des lames de hache. Sans arrêt, des blocs de glace s’en détachaient, les uns à peine gros comme des boules de neige, les autres de la taille d’une maison.
À une cinquantaine de mètres de la base du glacier, un coup de tonnerre secoua Hazel, et un rideau de glace assez grand pour recouvrir tout le Camp Jupiter se détacha et tomba vers eux.
— Attention ! s’écria Frank – ce qui parut un peu superflu à Hazel.
Arion avait une longueur d’avance sur lui. Dans une accélération brutale, il zigzagua entre des débris, sauta par-dessus d’autres, et se mit à escalader la face du glacier.
Percy et Frank s’accrochèrent en jurant tous les deux comme des chevaux, tandis qu’Hazel passait les bras autour du cou de l’étalon. Ils se débrouillèrent pour ne pas tomber pendant qu’Arion grimpait le long de la falaise en sautant d’un appui à l’autre avec une agilité et une vitesse incroyables. C’était comme s’ils dégringolaient d’une montagne, mais en sens inverse.
Et puis ce fut fini. Arion s’immobilisa fièrement au sommet d’une crête de glace en surplomb dans le vide. L’océan était à cent mètres en contrebas, maintenant.
L’étalon poussa un hennissement de défi qui se répercuta de montagne en montagne. Percy ne le traduisit pas, mais Hazel était presque sûre qu’Arion lançait à tous les autres chevaux susceptibles d’être dans la baie : « Essayez d’en faire autant, bande d’abrutis ! »
Là-dessus il se tourna et galopa vers l’intérieur des terres, en franchissant d’un bond un gouffre de quinze mètres de large qui barrait la surface du glacier.
— Regardez ! s’écria Percy.
Arion s’arrêta. Sous leurs yeux s’étendait un camp romain gelé, sinistre réplique géante du Camp Jupiter. Les fossés étaient hérissés de pointes de glace. Les remparts en briques de neige brillaient d’une blancheur aveuglante. Du haut des tours de guet, des bannières de tissu bleu gelé scintillaient au soleil de l’Arctique.
Il n’y avait aucun signe de vie. Les grilles étaient grandes ouvertes. Aucune sentinelle n’arpentait les chemins de garde. Pourtant, Hazel ressentit un vif malaise. Elle se souvint de la caverne de la baie de la Résurrection, où elle avait travaillé au réveil d’Alcyonée – la sensation de malveillance oppressante et le boum-boum-boum incessant, tel le battement de cœur de Gaïa. Cet endroit lui faisait le même effet, comme si la terre essayait de se réveiller et tout détruire – comme si les montagnes, des deux côtés, voulaient se refermer sur eux et sur le glacier tout entier, et les broyer.
Arion se mit à trotter nerveusement.
— Frank, dit Percy, tu veux pas qu’on continue à pied ?
— Je demande pas mieux, répondit Frank avec un soupir de soulagement.
Ils mirent pied à terre et firent quelques pas prudents. La glace paraissait solide, sous une fine couche de neige qui leur évitait de glisser.
Hazel encouragea Arion. Frank et Percy se placèrent de part et d’autre du cheval, arc et épée à la main. Ainsi groupés, ils approchèrent du portail sans rencontrer d’obstacle. Hazel, qui avait l’œil exercé pour repérer les fosses, fils tendus, collets et autres traquenards sur lesquels les légions romaines tombaient depuis toujours en territoire ennemi, n’en remarqua aucun : elle ne voyait que les portes de glace grandes ouvertes, et les étendards gelés qui claquaient au vent.
Du haut de sa monture, elle dominait toute la Via Praetoria. Au carrefour, devant la principia en briques de neige, se tenait un personnage de grande taille, vêtu de robes noires et prisonnier de chaînes de glace.
— Thanatos, murmura Hazel.
Elle sentit son âme happée, attirée vers la Mort comme la poussière vers un aspirateur. Sa vue se troubla. Elle faillit tomber du dos d’Arion, mais Frank la rattrapa et la redressa.
— On te tient, lui promit-il. Personne ne va t’emmener.
Hazel lui agrippa la main. Elle ne voulait pas la lâcher. Frank était tellement solide, tellement rassurant, mais il ne pouvait pas la protéger de la Mort. Sa vie était aussi fragile qu’un tison à demi consumé.
— Ça va aller, mentit-elle.
Percy scrutait les alentours, visiblement méfiant.
— Pas de défenses ? Pas de géant ? C’est un piège, les gars.
— Certainement, acquiesça Frank. Mais je crois qu’on n’a pas le choix.
Sans se laisser le temps de changer d’avis, Hazel lança Arion vers les grilles ouvertes. À l’intérieur, le camp avait la disposition qu’elle connaissait si bien : les casernes des cohortes, les bains, l’arsenal. C’était une réplique exacte du Camp Jupiter, en trois fois plus grand. Même juchée sur Arion, Hazel se sentait insignifiante et minuscule, comme s’ils avançaient dans une cité modèle construite par des dieux.
Ils s’arrêtèrent à trois mètres du personnage en noir.
À présent qu’elle était là, Hazel ressentait le besoin impérieux d’achever la quête. Elle savait qu’elle était plus en danger que lorsqu’elle avait combattu les Amazones, repoussé les griffons ou escaladé le glacier sur le dos d’Arion. Elle savait, instinctivement, qu’il suffirait que Thanatos la touche pour qu’elle meure.
Mais elle sentait aussi qui si elle ne menait pas cette quête à bien, si elle n’affrontait pas courageusement sa destinée, elle mourrait quand même – lâchement et sur un échec. Les juges des morts ne seraient pas indulgents envers elle, la deuxième fois.
Arion, qui percevait son trouble, piaffait.
— Ohé ? dit Hazel avec effort. Monsieur Thanatos ?
Le personnage à la capuche releva la tête.
Instantanément, le camp s’anima. Des silhouettes en armure romaine sortirent des casernes, de la principia, de l’arsenal et du réfectoire, mais ce n’étaient pas des humains. C’étaient des ombres – les fantômes murmurants qu’Hazel avait côtoyés pendant des décennies aux Champs d’Asphodèle. Leurs corps n’étaient guère que des volutes de vapeur noire, mais ça ne les empêchait pas de faire tenir debout armures, jambières et casques. Ils avaient des épées couvertes de givre à la taille. Des pila et des boucliers cabossés flottaient dans leurs mains de fumée. Les panaches des casques des centurions étaient miteux et gelés. Les ombres étaient pour la plupart à pied, mais deux soldats jaillirent des écuries dans un char en or tiré par des spectres d’étalons noirs.
En voyant les chevaux, Arion frappa le sol du sabot avec indignation.
Frank serra son arc.
— Ouep, dit-il, le voilà, le piège.